Etre sans destin
Il est des textes plus difficiles à lire que d'autres et celui-ci en fait partie. Etre sans destin raconte la déportation d'un adolescent juif hongrois. Au cœur de la Seconde Guerre mondiale, il assiste au départ de son père pour un camp de travail, aux compromis nécessaires pour préserver les biens de la famille. Et puis, un peu par hasard, il est déporté. Commence alors le récit de son séjour successivement dans les camps d'Auschwitz, Buchenwald et Zeitz, et ce jusqu'à leur libération par les Alliés et au retour du jeune homme à Budapest.
Dans cette œuvre, ce n'est pas ce que décrit le narrateur qui surprend, mais la manière dont il le fait. Les horreurs des camps d'extermination, les difficultés du quotidien dans les camps de travail, le peu de cas fait de vies humaines par la logique nazie, le narrateur n'épargne rien. Mais son récit est mené avec une telle distance que cela en est déroutant. Il ne s'apitoie pas sur son sort ni sur celui de ceux qui l'accompagnent. Il cherche à comprendre comment fonctionne les camps, et ce faisant les décrit avec un détachement qui confine parfois à la candeur. L'arrivée à Auschwitz est présentée d'une manière quasi surréaliste : le narrateur loue l'efficacité et la précision avec lesquelles tout est organisé ; il trouve même très aimable que des camions soient mis à la disposition des plus âgés pour entrer dans le camp. L'auteur a choisi de faire un récit où les faits sont rapportés sans a priori. Ce n'est qu'après avoir compris où se rendaient les camions que le narrateur s'en émeut.
A mesure que le séjour se prolonge se dessine une réflexion sur la condition de prisonnier. Le narrateur compare sa situation à celle du passager d'un train qui roule : il sait qu'il existe une destination pour ce train et qu'il finira pas y arriver, mais il ignore combien de temps doit durer le trajet ou si le train doit s'arrêter. Le prisonnier n'est plus maître de son destin. Il ne contrôle que de faibles éléments de son quotidien, comme celui, par exemple, d'apprendre à se mouvoir et à travailler en économisant ses forces autant que possible. Il peut s'offrir trois types d'évasion, celle de l'imagination, celle qui consiste à disparaître (mourir ou se faire oublier momentanément en se cachant) et la véritable fuite. La libération en revanche, personne n'y songe vraiment. Pourtant, c'est bien ce qui se produit pour ce jeune homme, qui a failli succomber à une infection. La libération du travail d'abord, grâce à un séjour à l'infirmerie où il croise des hommes admirables. Et puis la libération véritable, qui permet de rentrer chez soi. De retour à Budapest, le narrateur s'interroge sur la part de responsabilité des victimes dans l'horreur de la déportation. Il cherche à comprendre s'il aurait été possible de réagir contre les humiliations infligées aux juifs, contre les déportations. Il estime que ce n'est pas seulement "arrivé", qu'il y a eu des signes précurseurs, que chaque victime a été actrice de son destin, en avançant pas à pas, sans chercher véritablement à savoir si il existait un autre choix envisageable. Cette réflexion que mène le narrateur, il est manifeste qu'elle a d'abord été le fait de l'auteur dont l'expérience a été assez proche de celle du narrateur. On ne peut qu'admirer le chemin parcouru. De cette épreuve, il a su tirer de nouvelles perspectives. Et c'est ainsi qu'est né Etre sans destin, un roman au ton indescriptible, particulièrement prenant en dépit de la dureté de son contenu.
Etre sans destin, Imre Kertész, 1975.